A part le vert jade de la maison habillée de lierre, visible des balustrades-balcons...
Ce vert jade a disparu, tondu depuis son propre toit, qui menaçait à son tour de se faire dévorer par la reptation du lierre. Il y a deux-trois semaines, un homme funambule y travaillait dès le matin. Quarante huit heures plus tard, la maison- forêt-vivante avait retrouvé deux façades ordinaires, à peine striées de courtes lézardes: des branches, des pousses? où vont peut être ressurgir des bourgeons et rameaux verts. Tout l'été dernier, la rétrospective "Chaplin" projetée à Lumière Bellecour me suggérait de comparer la maison-cube verte avec la cabane de "La ruée vers l'or". Et si les habitants lyonnais de la première, dans le rôle de Charlot, faisaient bouger ses planchers en avant, en arrière, des tréteaux de balançoire prêts à basculer dans un gouffre d'Alaska un peu comme celui du film? Avec ses meubles, ses livres, ses visiteurs, ses enfants, sa cuisine, sa vaisselle… Les lianes de lierre verdissant ses façades seraient les cordes magiques la soulevant jusqu'au ciel, la suspendraient aux nuages, aux sangles provisoires du vent, promptes comme des rubans à la bercer un peu, avant le retour de l'équilibre.
Dans une rue adjacente presqu'en face de la nôtre, une autre petite maison commence à se couvrir de lierre...
Le rouge et le noir sont les couleurs du drapeau du Val D'Aoste, confirme un livre magnifique de Louis Oreiller avec Irène Borgna: "Là où l'horizon est plat, je ne tiens pas- une vie hors des sentiers-", tr. de l'italien par Laura Brignon (2018, Milano; éditions Glénat, Grenoble, 2019). Le récit est un témoignage d'Italien pauvre né aux bords du Gran Paradiso en 1934. Il devient contrebandier, braconnier avant de se convertir à la légalité: il travaille alors comme garde-chasse, puis garde du Parc national. Le livre est rempli de marmottes, de bouquetins, d'avalanches, de glaces, des sauvetages en montagne de hautes personnalités italiennes au risque de sa propre vie -il y a même un Allemand, médusé de se voir secouru avec un tel héroïsme-. Et le retour en montagne d'une petite fille atteinte d'appendicite, dont la péritonite s'aggrave sur le traîneau en route vers l'hôpital, mais elle y guérira après plusieurs mois entre la vie et la mort. Le style d'Irène Borgna (docteure en anthropologie alpine, guide naturaliste) use d'une langue merveilleuse, sans qu'on sache si c'est la sienne, celle de Louis Oreiller ou le talent de la traductrice, qui assure le transfert d'un tel bloc d'enchantement verbal.
Retrouvé des évocations du rouge et du noir, durant la lecture d'"Hommage à la Catalogne, 1936-1937" de Georges Orwell, tr. de l'anglais par Yvonne Davet pour Gallimard en 1955 ("La Catalogne libre"). Le livre d'Orwell/Eric Blair est de 1938, publié en 1982 aux éditions Ivrea (fonds Champ Libre/ Gérard Lebovici). L'édition lue ou relue est de 2013, édition de poche 10-18, achetée en 2014. Huit sigles omniprésents dans le récit/ reportage sont explicités entre la page de titre et la première page de texte. Ils rendent compte de la tension entre les forces qui précipitent Eric Blair/ Orwell- au départ un engagé volontaire des milices -dans des combats de tranchées, en passant par l'hôpital, la prison, les rues de Barcelone… Les évocations des Ramblas en -36, des rues, des hôtels, sont difficiles à oublier… Parmi les sigles expliqués donc: -P.S.U.C: Partido Socialista Unificado de Cataluna (à l'époque dirigé par les communistes et affilié à la III ème Internationale),- P.O.U.M: Partido Obrero de Unificacion Marxista, -F.A.I: Federacion Anarquista Iberica etc. Le livre s'achève sur un retour par Banyuls, un passage en France où "Paris est gai, prospère", jusqu'à l'Angleterre du Sud, "le plus onctueux paysage du monde" dont l'auteur espère que le "profond sommeil" ne sera pas tôt troublé par "le rugissement des bombes". Mais avant cela, un passage de frontière et cette note sur l'étrange addiction créée par le partage de la douleur et du danger. "Il ne faisait pas chaud, un vent persistant soufflait, la mer était maussade et agitée, et sur le pourtour du port une écume de cendres, de bouts de liège et d'entrailles de poissons venait battre les pierres. Ca peut paraître de la folie, mais ce dont nous avions l'un et l'autre envie, c'était de retourner en Espagne. Bien que cela n'eût été d'aucune utilité pour personne et même eût pu être très nuisible, oui, tous deux nous regrettions de n'être pas demeurés là-bas pour y être emprisonnés avec les autres [...] des visions, des odeurs, des sons, que les mots sont impuissants à rendre: l'odeur des tranchées, les levers du jour sur des horizons immenses dans les montagnes, le claquement glacé des balles, le rugissement et la lueur des bombes; la pure et froide lumière des matins à Barcelone, et le bruit des bottes dans les cours de quartier, en décembre, au temps où les gens croyaient encore à la révolution; et les queues aux portes des magasins d'alimentation, et les drapeaux rouge et noir, et les visages des miliciens espagnols, surtout les visages des miliciens..." [p.232].
Une nouvelle traduction française de "1984" a été publiée ou va paraître. Orwell, sa vision du totalitarisme, d'un langage unique imposé au monde, de la surveillance omniprésente violant toute frange de sensation privée sont donc à nouveau d'actualité (mon souvenir de lecture d'adolescence cadre l'image d'une seule scène: le héros recherche un coin de campagne où s'allonger avec sa bien aimée. Orwell décrivait -il l'odeur du printemps, la caresse de l'herbe, du soleil comme une sensation déchirante, plus forte même que l'attrait érotique? L'impression sensorielle était- elle ou non guettée par Big Brother derrière les yeux photographiques fixés aux barbelés, puis volée aux amoureux, avant qu'Il ne les fasse jeter en prison, leur dérobant la nature pour toujours?)
Surtout, quelle explication scolaire du "Rouge et le Noir" de Stendhal avait-elle commenté la bipolarité des couleurs au choix pour la destinée de Julien Sorel: le noir d'une carrière ecclésiastique, le rouge de la tentation révolutionnaire - françaises -, sans effleurer la réalité - imbécile ou trop triviale - de la couleur du drapeau du Val d'Aoste? Un choix de couleurs pourtant aussi justiciable d'une analyse d'intention d'auteur (né à Grenoble, plus de cent kilomètres de Courmayeur, mais à vol d'oiseau?) que le mauve sous-jacent à l'énoncé de l'autre titre coloré de Stendhal: "La Chartreuse de Parme"? Wikipedia ajoute que Stendhal est familier des titres colorés avec "Le Rose et le Vert", puis "Le Rose et le Blanc" (Lucien Leuwen).
Avant la page aux sigles, une note de la traductrice Y.D. signale pour "Hommage à la Catalogne": une "ordonnance des chapitres dans la traduction française différente de celle de l'édition anglaise initiale". Deux lettres d'Orwell- juillet 1946 et janvier 1947- ont recommandé le report en appendice des chapitres V et XI. L'Appendice I est intitulé: "Les dissensions entre les partis politiques". Il explore les relations entre communistes, anarchistes et POUM surtout. L'Appendice II a pour titre: "Ce que furent les troubles de mai à Barcelone". Il évoque la prise du Central Téléphonique précédant des barricades. Le paragraphe II ou un autre passage mentionne des pavés arrachés au sol pour servir de projectiles, puis la mer appelée à surgir sous les pavés (l'image suggère une réinterprétation politique de la formule française "sous les pavés, la plage"... en mai -68. Invite à changer la vie ou rappel historique du mai d'Orwell vécu à Barcelone…?).
Sur le fil/ filin des images de plage, de cinéma originel, d'engagement britannique du côté antinazi, continuons en progression sautillante, la projection funambule d'évocations de mes lectures groupées, enchaînées comme des perles… Dans mes provisions de confinement, il y avait encore: "Deux messieurs sur la plage", de Michaël Köhlmeier, tr. de l'allemand par Stéphanie Lux, Actes Sud, Babel, 2015 pour la tr. française, ("Zwei Herren am Strand", Munich, 2014). J'y ai puisé les séquences- cinq parties en alternance, cadrage focalisé tantôt sur l'homme politique, tantôt sur l'acteur/cinéaste-, de l'histoire d'une amitié entre Churchill et Chaplin. Les deux étaient réunis par leurs "crises de mélancolie et leurs tendances suicidaires". Ce qui m'a le plus frappée: un détail de vie privée, confirmé par la biographie "Churchill" de François Bédarida (1999 pour la première édition Fayard, 2012 pour l'édition Fayard/ Le Nouvel Observateur), retrouvée aussi sur mes rayonnages. La destinée "poignante" des deux filles du premier ministre, de sa préférée surtout: Sarah, qui deviendra comédienne et s'enfuira à New-York "au moment de la crise dynastique en Angleterre" [F. Bedarida, p.188] ... Belle, fantasque, amoureuse de poésie allemande lors d'un voyage de vacances de la famille Churchill sur le Rhin, en 1932 [Köhlmeier, p.176-179], Sarah finira sa vie en alcoolique à Chelsea, en 1982. A son départ en Amérique, Köhlmeier produit une lettre touchante de Churchill à Chaplin: il lui recommande de prendre soin d'elle, venue à l'âge de 13 ans découvrir le mime conversant avec son père, un soir, dans son salon de campagne. F. Bedarida raconte enfin, comme le fera M. Köhlmeier, les hobbies de Churchill en ce manoir de Chartwell, acquis en 1922: les travaux de rénovation, de transformation, le jardin "créé de toutes pièces avec un soin jaloux où W. passera des heures à peindre", la maçonnerie qui lui fera une réputation de briquetier et le rêve de ferme, dès le début. "Mais ni ses élevages de vaches, de moutons et de cochons ni sa basse-cour n'ont réussi. Il avait pourtant un faible pour les cochons, comme il l'a expliqué un jour à son petit-fils Winston: 'Alors qu'un chien lève le regard vers vous et qu'un chat le baisse sur vous, un cochon vous regarde droit dans les yeux et il aperçoit un égal'. En fait, seuls les cygnes, les oies et les poissons rouges ont prospéré."[F. Bedarida, p.181].
Cette anecdote sur les cochons a sûrement été vue comme très importante, en matière de chronique journalistique, politique anglaise… A cause de "La ferme des animaux" de Orwell, bien sûr. Ainsi F. Bedarida signale en note que le petit-fils de Churchill en développe la trame, dans ses Mémoires publiées ("Memories and Adventures", Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1989) et dans un article du "Sunday Times", 5 février 1989, titre: "Grandpapa Wilson"[Bedarida, p.181]. Aussi ai-je intercalé une lecture gratuite en pdf de "La ferme des animaux", tr. Jean Quéval (La Bibliothèque électronique du Québec). En me rappelant un détail de la vie conjugale de Panaït Istrati avec sa première femme, Janeta Maltus, une militante politique acharnée, puis de leur divorce consécutif à des querelles à propos d'un élevage de cochons en Roumanie, dont Panaït aurait conçu l'idée de rêve. Et l'affection/ admiration portée aux cochons par le futur ami de Romain Rolland, commentée par son autre ami, le bottier Ionesco, qui hébergera Panaït dans son sous-sol parisien lors de la rédaction du premier livre en français. Ce préjugé favorable - les cochons sont les plus intelligents des animaux, les plus idéalistes, même- était-il répandu à l'époque chez les utopistes sociaux, les moralistes de Roumanie, voire d'Angleterre, sûrement en prémonition de l'idée de ferme conçue en premier par Churchill avant Orwell? "Le porc": éloge ambigu de l'amabilité du cochon et de son bonheur quand il se roule dans la fange, a été publié par B. Fundoianu (Benjamin Fondane) dans "Rampa", en roumain donc, le 16 février 1921... Le texte a été rédigé à Ungheni, par conséquent sur une rive du Prut,...
Bestiaires, bestiaires...
"Danny le champion du monde" de Roald Dahl, tr. de l'anglais par Jean-Marie Léger, illustrations Boiry - livre de poche junior 1996, Stock, Paris 1972, Librairie Générale Française pour les illustrations, 1981- parle aussi d'animaux. Le bestiaire est composé de faisans surtout, car le père de Danny est un braconnier hors pair menacé par la prison et l'hostilité de l'horrible propriétaire d'une forêts à faisans. Mais Danny a du génie. Les grains de raisin chargés d'attirer les volatiles dans des pièges, il les farcit de pilules somnifères qui en endorment cent vingt, dérobés du coup à la surveillance du territoire de chasse pour la bonne société… La couleur de ce roman, c'est celle du pré des bois où stationne la roulotte du père de Danny, un homme devenu si pauvre qu'il doit vivre comme un gitan sur cette parcelle, son unique bien. "Charlie et la chocolaterie", R. Dahl toujours, illustré par Quentin Blake, tr. de l'anglais par E. Gaspar - Folio junior 2007 (1964 pour le texte anglais, 1995 pour les illustrations) - a les teintes définitives, le brun cacao des cascades du chapitre 15: "une eau trouble et brunâtre" mais surtout les nuances du film de Tim Burton. Les passages acidulés de la visite de l'usine m'avaient fait grincer des dents au cinéma mais l'arrivée à l'image de la masure noire, grise, bleutée bâtie entre neige et misère, où s'entassent sur un seul lit les quatre grands-parents du petit Charlie, le plus méritant des enfants, soufflait des effluves d'amour, des mélodies visuelles d'alto accompagné de violoncelles. "Sacrées sorcières" en revanche est un livre vert sombre, tout en flocons, en forêts, en fenêtres de salon où grand-mère conte le soir. J'ai sauté les passages sur les diaboliques vieilles, soit l'essentiel du bouquin, pour me concentrer sur les rares morceaux élégiaques. "Grand -mère était norvégienne[…] Avec ses sombres forêts et ses montagnes enneigées, la Norvège est le pays natal des premières sorcières[…]".Roald Dahl, illustré par Quentin Blake, Folio junior, Gallimard jeunesse, 2007, 1984 pour la tr. française par Marie Raymond Farré.
Mais c'est "Palais de glace"de Tarjei Vesaas, que j'ai feuilleté avec le plus d'espoir d'y trouver une profusion d'illuminations rimbaldiennes, éclats, transparences argentées, immaculées, glaciales en prévision de ce qui se produit à présent, en attente de la deuxième phase de déconfinement: une chaleur vert et or qu'on souhaite douchée bientôt d'averses et gouttes brillantes. "S'enfonçant dans les arbres, elle s'assit sur une pierre. Les branches n'avaient pas encore de feuilles et elle pouvait voir la longue succession des troncs dénudés. L'endroit où elle s'était arrêtée se trouvait un peu à l'abri du bruit de la cascade qui malgré tout, remplissait l'air par sa puissance et faisait vibrer l'atmosphère. C'était perpétuel et sauvage. Un renouvellement sans fin." Un livre de poche corné, jauni, usé, fané, impr. 2ème trimestre 1977, tr. du norvégien par Elisabeth Eydoux. Oslo, 1963, pour la traduction française: 1975, Flammarion.